Enquête impossible en Béarn

L’affaire Lartigue

Un soir d’hiver 1928, un double crime odieux est perpétré à Bellocq. Le voisin du couple est rapidement soupçonné, arrêté, jugé, puis condamné et envoyé au bagne de Cayenne… Mais est-il bien le coupable ?

Le crime

11 février 1928 - 7h15. Michel Sarhy, domestique des époux Domercq, se rend à la gendarmerie de Puyoo. Il vient de découvrir les cadavres des « deux vieillards », âgés de 75 et 72 ans, dans leur maison isolée d’un hameau du village de Bellocq.
Le lieutenant Saint-Laurent avise immédiatement le parquet de Pau ainsi que la 7e brigade de police mobile à Bordeaux, les fameuses « brigades du Tigre » créées par Clémenceau. Les sections de gendarmerie limitrophes de Bellocq sont également alertées pour effectuer des battues et surveiller les étrangers aux gares et carrefours importants.
Un croquis est rapidement établi, figurant les plans détaillés et légendés de la maison Domercq et ses environs immédiats. Il rend compte de la scène de crime minutieusement explorée par les enquêteurs. Le couple a été trouvé dans la cuisine où il prenait son repas. Au rez-de-chaussée, chaque accès, porte et fenêtre, est inspecté et divers objets susceptibles d’être examinés sont repérés et prélevés : verres à boire vides, lampe renversée, restes de papiers brûlés dans la cheminée, chaise tachée de sang... A l’étage, l’état de désordre des chambres montre que le criminel cherchait quelque chose, sans doute des objets de valeur ou de l’argent.
Ce crime effroyable intervient au moment où se déroule en Béarn une série de méfaits plus ou moins graves, tous non élucidés, éprouvant les nerfs de la population locale.

Croquis de l'état des lieux de la scène de crime (2 U 1342)

Consulter le procès-verbal de la gendarmerie (2 U 1342).

Un procès-verbal est un acte juridique retranscrivant une constatation, servant à l’ouverture d’une information judiciaire par le procureur qui confie le dossier à un juge d’instruction. Ce flagrant délit, ou enquête de flagrance ouverte juste après un crime ou délit, concerne l’assassinat des époux Domercq de Bellocq (canton de Salies-de-Béarn), le 11 février 1928. Il a été rédigé par le lieutenant de la gendarmerie de Puyoo.

L’enquête

Empreintes d’Henri Domercq, le fils du couple assassiné, relevées dans le cadre d’une audition de témoin (2 U 1342)

Six premiers suspects sont interrogés et des perquisitions ont lieu chez ces derniers, ne révélant rien de concluant. Une deuxième série d’interrogatoires concerne Henri Domercq, fils des victimes, Elie Onésime Lartigue, leur voisin, Joseph Destandau, cultivateur à Bellocq et Pierre Sarhy, cousin de leur domestique. Henri Domercq est notamment convoqué en tant que témoin, pas de suspect. Pourtant, ses empreintes figurent dans le dossier d’instruction. Sa déposition révèle que des sommes d’argent importantes se trouvaient chez ses parents et qu’il pense que le vol est le mobile du crime. Il affirme également que le(s) criminel(s) connaissai(en)t sans doute ses parents et leur maison. Selon lui, il faut chercher du côté des nombreux domestiques employés successivement chez eux.   
Le temps s’écoule sans que les nombreuses investigations ne permettent de trouver de preuve accablante.
Le témoignage du commis de ferme de Lartigue, Pierre Saint-Guilly relance l’affaire : il accuse son maître d'être l'auteur de l'assassinat, mais aussi des vols constatés dans les environs. Il décrit même de façon détaillée la scène terrible de meurtre à laquelle il est censé avoir assisté. Lartigue est inculpé le 12 mars 1928, puis écroué.

Consulter le courrier de maître Cardier au juge d'instruction (2 U 1342).

Ce courrier dactylographié datant du 23 août 1928 adressé au juge d’instruction par l’avocat d’Onésime Lartigue, Maître Cadier, qui exprime son souhait de voir son client être remis en liberté provisoire. Selon lui, l’emprisonnement d’Onésime Lartigue est injustifié pour de nombreuses raisons.

Lartigue VS Saint-Guilly

Onésime Lartigue et un gendarme sur la scène de crime (2 U 1342)

Marié, père de deux enfants, Elie Onésime Lartigue est cultivateur propriétaire et tire les bénéfices de son travail pour entretenir sa famille. Il a une instruction primaire et il est de confession protestante. Il a participé à la guerre de 1914-18 dans l’infanterie coloniale puis au sein des tirailleurs sénégalais et nord africains. Il est assez bien considéré dans sa commune, n’est « ni ivrogne, ni libertin, ni débauché » et n’a jamais été poursuivi ni condamné. Au vu de ce qui est dit de lui, cet homme semble au-delà de tout soupçon… Sur le témoignage de son domestique, il est pourtant accusé du double homicide perpétré au soir du 10 février 1928.
Maitre Cadier, son avocat, met en cause le témoignage accablant du domestique Saint-Guilly, s’appuyant sur le rapport d’un médecin considérant ce dernier comme « débile mental avéré ». En effet ce témoin est, de l’avis général mais aussi médicalement, reconnu comme « simple d'esprit », très influençable et donc peu fiable. Par la suite, Saint-Guilly se rétracte même de ses accusations devant témoins, mais ce fait n’est étrangement pas pris en considération par la justice.
L’avocat dit également que les personnes chargées de l’enquête, gendarmes ou commissaire auquel le juge d’instruction a délégué ses pouvoirs, n’ont pas correctement fait leur travail en consignant partiellement ou en ne consignant pas certaines déclarations de Saint-Guilly. Cadier met clairement en doute le sérieux de l’enquête dirigée par le juge d’instruction. Ici, selon lui, tout semble être à charge, c’est-à-dire aller dans le sens de l’accusation d’un suspect sans respect du principe de présomption d’innocence.
Maitre Cadier parle également de l’incongruité du fait que Lartigue ait fait appel à Saint-Guilly pour l’assister dans son crime. Il rappelle également que Lartigue avait même pris la défense de son employé, très perturbé au début de l’enquête. Enfin, il fait l’inventaire des éléments factuels disculpant son client : l’enquête, entre autre manquements, n’a pas su définir le moment du crime par rapport à l’absence de Lartigue chez lui ; aucun indice, objet ou empreinte ne l’accuse formellement ; il insiste sur les contradictions, inexactitudes et invraisemblances de l’enquête menant ce citoyen réputé comme exemplaire, aisé, travailleur et de bonne moralité à être accusé. Enfin, il indique que ses « tendances politiques avancées » en tant que militant de gauche ne jouent pas en sa faveur.
Malgré les arguments de son avocat et le fait qu’il n’ait eu de cesse de clamer son innocence, Elie Onésime Lartigue est traduit devant la cour d'assises de Pau. Le 30 novembre 1928, accusé d’assassinat et de vol qualifié, il est reconnu coupable par un jury populaire et condamné à 15 ans de travaux forcés, 10 ans d’interdiction de séjour et 12000 frs de dommages et intérêts, verdict pour le moins incohérent et magnanime alors qu’il semblait logique qu’il n’échapperait pas à la guillotine.

La recherche de la vérité

À partir de 1932 des voix s’élèvent, relayées par la Ligue des droits de l'homme, pour dénoncer l'erreur judiciaire, contemporaine d'un autre épisode devenu tristement célèbre : l'affaire Seznec. Deux demandes de révision du procès seront déposées, sans succès. En revanche, la grâce sera acquise en 1936, permettant d'arracher Lartigue au terrible bagne de Guyane et de réaffirmer les doutes planant sur cette affaire, encore vivaces aujourd’hui.

Archives judiciaires

La série U rassemble sur près de 750 mètres linéaires les archives des différentes juridictions ayant ou ayant eu leur siège dans le département des Pyrénées-Atlantiques entre 1800 et 1940. Elle reflète l’organisation de la justice d’avant le réforme de 1958. Les documents présentés ici appartiennent à la sous série 2U concernant la cour d’appel et cour d’assises et sont autorisés à la communication (délais de plus de 75 ans après la clôture du dossier ou de 25 ans après le décès des personnes concernées).

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