Édouard Sempé

2021

Chanson de l’inavouable pauvreté

En 2021, les lecteurs s'emparent des "Documents du mois".  Douze d'entre eux ont composé le comité de rédaction du site internet des Archives départementales. Ils ont rédigé les rubriques publiées mensuellement pour vous faire partager leurs recherches, leurs découvertes et leurs émotions. Découvrez chaque mois un nouveau rédacteur et son texte.

Jean-François Campario est chercheur universitaire. Si des motivations professionnelles l'ont amené à consulter les archives, il tient à faire connaître au delà de ses recherches un parcours individuel marquant et pourtant méconnu, celui d'Édouard Sempé. Il témoigne ici de l'attachement que provoquent les recherches dans les archives, des destins que l'on y croise et dont on ne sait se défaire, même après avoir refermé une boîte d'archives.

Parcours français

Théodore Edouard Sempé, fils de Pierre Sempé, notaire, est né à Pau le 9 février 1836 ; doué pour les Lettres, le jeune homme obtient son baccalauréat et enchaîne aussitôt sur des études de droit à Toulouse (1855-1856). Après un an au 7ème hussard envoyé démonté pour occuper la plaine de la Mitidja (février1857-mai 1858), Édouard se retrouve au Québec où ses dons littéraires lui permettent de collaborer à certains journaux francophones : c’est à cette occasion qu’il rédige le texte du Mendiant des Basses-Alpes, sous forme d’une complainte destinée à divertir la société lettrée (1860). Le thème de la misère laborieuse est maintenant à la mode, popularisé par les écrits des présocialistes, qu’elle soit le fruit de l’industrialisation naissante, des mini-crises économiques et bouleversements de l’ordre traditionnel, particulièrement dans les zones de montagne.

Consulter le mendiant (2.1 mo, PDF)

Acte de naissance d'Édouard Sempé (consultable sur e-archives)

À cet égard, le poème de Sempé, stéréotypé dans son inspiration et sa versification, nous semble révélateur d’un phénomène propre au tournant des années 1850-1860 : renvoyer sur le voisin le spectre de la pauvreté. Car les Pyrénées, le pays basque ont été depuis le début du siècle le fourrier d’une abondante émigration vers les Amériques, Edouard ne l’ignore pas. Son pauvre hère est par conséquent Bas-alpin, de même qu’à la veille de l’Annexion ou immédiatement après, afin d’obtenir son visa de francité en bonne et due forme,  la « pauvre » Savoie des ramoneurs et colporteurs reporte sur les imposteurs du Massif Central dénuement et rusticité :

Mes compatriotes, s’étant acquis une réputation méritée de probité, quelques habitants de l’Auvergne, sachant que nul n’est prophète en son pays, ont jugé à propos de s’approprier le nom de Savoyard pour s’y mettre à l’abri comme sous un manteau […]. La chose réussit malheureusement fort bien ; de telle façon qu’on en vint à prêter au Savoyard le rude langage de l’Auvergnat.

F. Frass, réponse à Alphonse Karr dans la Gazette de Savoie, 24 novembre 1854.

Il semble qu’on ignore que Vaugelas, le premier grammairien de la langue française, était Savoisien ; et que maintenant le langage est plus pur en Savoie que dans la plupart des provinces françaises où les accents breton, normand, gascon, languedocien, provençaux, alsacien, comtois, etc., etc., écorchent les oreilles.

L’Industriel Savoisien, 16 septembre 1854.

La Savoie devait redorer son blason, crainte et parfois méprisée par cette France qui l’adopte à son corps défendant. Sempé au même moment met en scène le pauvre hère méconnu, verrue du progrès, indice des classes potentiellement dangereuses que la bonne conscience ignore et réprouve sous l’espèce de la mendicité qu’une pieuse charité assistait du bout des doigts… Avec cet homme sans qualité rivé à son clocher, Édouard l’itinérant file un pathétique facile, du sous-Victor Hugo, sa compassion donnant seule la parole à l’anonyme.

Destinée américaine

Il ignorait encore que les hasards de la destinée allaient faire de lui un émigré définitif au Mexique que deux de ses frères avaient rejoint quelques années plus tôt. Quand la fièvre jaune les tue l’un après l’autre dans la Colonie française de Jicaltepec (Etat de Veracruz), sur leur plantation de tabac (1860-1861), Édouard est appelé à la rescousse pour reprendre l’affaire. Il est vite chargé du vice-consulat vu son instruction, pendant la période troublée de l’Intervention française (1864-1867). Ruiné par les impôts de guerre, seul Français en place après la chute de Maximilien, puisque ce poste n’est pas officiel, il obtiendra dès 1869 la charge du vice-consulat de Veracruz, le grand port d’arrivée, à force de travail et de persévérance. Place dont il ne bouge plus pendant 30 ans, sans un jour de vacance. Mais la nombreuse famille qui lui vient au fil des années (6 enfants), ses sympathies mexicaines et sa curiosité le naturalisant insensiblement, la modicité de la solde pour un poste si important auront raison de ses économies. D’autant qu’étranger à l’aristocratie dont étaient issus tous les diplomates de haut rang, il ne jouira jamais d’une retraite complète malgré l’incroyable stabilité de sa carrière.

Extrait de l'état signalétique de service du fils d'Édouard Sempé (consultable dans son intégralité sur earchives)

Ce document, relatif à son fils né en 1872 à Jicaltepec (Amérique), témoigne du parcours d'Édouard Sempé : d'abord vice-consul de France dans la colonie agricole de Jicaltepec (1865-1869), Edouard dépêché officieusement sur le poste important de Veracruz après la mort de son chancelier et restant le seul diplomate en poste après l'exécution de Maximilien et la rupture des relation diplomatiques (jusqu'en 1880), n'eut pas les fonds nécessaires pour entretenir une famille de plus en plus nombreuse et faire face au prestige de sa charge dans le grand port ; aussi dut-il, la mort dans l'âme, renvoyer les siens à Jicaltepec...

Ainsi, longtemps après ce divertissement de jeunesse, Edouard Sempé qui dut inlassablement quémander des rallonges, meurt à peine retiré à Veracruz, le 23 octobre 1900, inquiet de devoir « travailler pour vivre », à 64 ans… Il donne quelques cours de français à l’Ecole Navale de Veracruz avant de s’éteindre subitement, comme emporté par l’excès d’ingratitude des autorités diplomatiques qu’il a servies avec un dévouement désespéré. L’ironie la plus grinçante dans cette histoire vient sans doute du mépris que le sérail voue à cet employé de fortune issu de la bourgeoisie à ses yeux, quand l’ensemble du corps diplomatique de haut rang appartient traditionnellement à l’aristocratie. Mais ces beaux messieurs ignoraient que Sempé est une contraction du patronyme de San-Pée (Saint Pierre, en de Sempé, dès 1740), une famille anoblie dès les Croisades, implantée à Lembeye auquel elle donna des générations de jurats…

Nul n’est prophète en son pays et la disgrâce paraît poursuivre ces valeureux émigrés du Béarn toujours aussi peu reconnus parmi les leurs ; pour preuve, la biographie détaillée que le personnage d’Edouard Sempé m’a pour ainsi dire imposée tant son parcours est passionnant n’intéresse pas ses compatriotes et contemporains : c’est au Mexique que cette étude  a pris place – en espagnol – dans un ouvrage collectif sur les Français expatriés !

Pour aller plus loin

Jean-François Campario, "El destino increíble de Edouard Sempé, vice-cónsul de Francia en el Estado de Veracruz (1864-1900)", in Perfiles biográficos de franceses en México, siglos XX y XX, Ediciones E y C, Leticia Gamboa et allí, coord., 2016.

Retracer un parcours de vie

Le travail effectué par J.-F. Campario illustre les impératifs d’une recherche biographique dans les archives. Lorsqu’une personne se déplace, elle disparait des archives de l’administration d’un territoire pour apparaître ailleurs. Pour retracer la vie d’un individu, il peut être nécessaire d’effectuer des recherches dans de nombreux services d’archives, sur l’ensemble du territoire : archives départementales, archives communales, archives nationales mais aussi service historique de la défense par exemple pour les hommes ayant eu une carrière militaire. Le département de naissance n’est pas forcément celui où l’on peut trouver le plus d’informations sur quelqu’un s’il n’y a pas vécu. Les fonds d'archives privées, lorsqu'ils sont conservés, offrent un complément inestimable.

Pour parer au départ d’un individu vers une destination inconnue, il existe peu de solutions sinon s’armer de patience, consulter les archives de nombreuses institutions et avoir de la chance. Les portails nationaux peuvent faire gagner beaucoup de temps, notamment pour la recherche d’un individu masculin. Pour les personnes nées entre 1867 et 1901, le Grand mémorial permet d’interroger de manière nominative les registres de recrutement militaire de nombreux services d’archives départementales, dont celui des Pyrénées-Atlantiques. Attention cependant lors de vos recherches à grande échelle à ne pas vous faire piéger par une homonymie. Croisez les informations et ne vous appuyez jamais sur l’unique présence d’un nom et d’un prénom communs.

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