Mathématiques

2021

En toutes lettres

En 2021, les lecteurs s'emparent des "Documents du mois".  Douze d'entre eux ont composé le comité de rédaction du site internet des Archives départementales. Ils ont rédigé les rubriques publiées mensuellement pour vous faire partager leurs recherches, leurs découvertes et leurs émotions. Découvrez chaque mois un nouveau rédacteur et son texte.

Norbert Verdier devant le château d'Abbadie

Norbert Verdier est historien des mathématiques à l’université Paris-Saclay. Dans le cadre de ses recherches consacrées à la naissance des journaux spécialisés en mathématiques au début du XIXe siècle, il a consulté le fonds Antoine d'Abbadie, conservé au Pôle d'archives de Bayonne et du Pays basque. Il témoigne ici de l'intérêt de ces documents en contextualisant et expliquant deux lettres de Franz Wöpcke.

Les documents

Le fonds d’Abbadie des Archives départementale des Pyrénées-Atlantiques (conservé sous la cote 152 J) contient deux lettres de  Franz Wöpcke à d’Abbadie.

Consulter l'instrument de recherche du fonds Antoine d'Abbadie et sa présentation de scientifique pluriel sur earchives.

Première lettre

Lettre de Wöpcke à d'Abbadie, le 29 avril 1861 - Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Transcription

Paris, rue Bréa, 22
Ce 29 avril 1861

Monsieur
D’après le billet que vous avez eu la bonté de m’adresse et que je reçois à l’instant même, je pense que le temps le plus convenable pour causer à notre aise serait demain matin. J’aurai donc l’honneur d’aller vous voir demain mardi matin à 11 heures, si vous voulez bien le permettre. Veuillez, je vous prie, agréer l’expression de ma considération la plus distinguée.
Woepcke.

Seconde lettre

Lettre de Wöpcke à d'Abbadie, le 2 décembre 1861 - Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Transcription

Paris, rue Bréa, 22
Ce 2 septembre 1861
Rep . 26 ?


Monsieur
En même temps que la présente lettre je mets à la poste sous bande et sous votre adresse, une épreuve de mon article sur la « géodésie de la Haute-Éthiopie » ainsi que j’avais eu l’honneur de vous le promettre avant votre départ de Paris. Moi-même je pars pour l’Angleterre demain ou après-demain, pour un temps incertain, parce qu’il s’agit d’un voyage de recherches, dont la durée dépend des matériaux que je trouve. J’ai donc le regret de devoir ajouter que si vous aviez l’amabilité de me répondre, votre lettre ne me trouverait plus et resterait chez mon concierge jusqu’à mon retour ; mais je pense que nous retournerons à Paris à peu près en même temps, et alors je serai très heureux d’avoir avec vous une de ses bonnes causeries que vous savez rendre si attrayantes. L’article paraîtra dans la Revue Germanique du 15 septembre, je pense. Puisse-t-il approcher au moins de ce que vous auriez pu désirer, et de ce dont votre bel ouvrage ait si digne. Veuillez, si j’ose vous prier, présenter à Madame d’Abbadie l’hommage de mon respect, et veuillez agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués. Woepcke

Reconstituer le parcours de Wöpcke

Ces deux lettres méritent d’être contextualisées. Nous avons déjà consacré une étude à Franz Wöpcke dont un important fonds d’archives est détenu à la bibliothèque de l’Institut, à Paris (étude signalée dans la bibliographie). Une des pièces de ce fonds situe le personnage ; il s’agit d’une demande de naturalisation française en 1862 auprès du ministre de la justice :

« J’ai l’honneur de solliciter auprès de Votre Excellence la faveur d’être naturalisé en France. Veuillez me permettre de vous exposer les motifs de cette demande. Je suis né le 6 mai 1826 à Dessau, dans le Duché d’Anhalt-Dessau en Allemagne. C’est à cet état que j’appartiens comme sujet. Un extrait de mon acte de naissance, accompagné d’une traduction légalisée, se trouve ci-joint. Je ne suis plus obligé à aucune espèce de service militaire. J’ai étudié pendant les années de 1843 à 1847 les sciences mathématiques et physiques à l’Université de Berlin, et pendant les années 1848 à 1850 les langues orientales à l’Université de Bonn. J’ai été reçu docteur en philosophie à la première de ces universités en 1847, et agrégé à la seconde en 1850. J’ai été élu Correspondant de l’Académie Pontificale  De’Nuovi Lincei à Rome, en 1854, à la place devenue vacante par la mort de M. Arago. Je suis arrivé en France en 1850, et j’y ai vécu depuis cette époque, à l’exception d’un espace de trois ans , de 1855 à 1858, que j’ai passés en Prusse. Le but qui m’amena à Paris fut de m’y occuper de travaux sur l’histoire des sciences mathématiques chez les peuples de l’Orient. Pour ces recherches Paris m’offrit dans ses riches collections de manuscrits et dans tous les trésors scientifiques de toute espèce qui s’y trouvent accumulés, des ressources précieuses et, à beaucoup d’égards, uniques. Une feuille ci-jointe contient la liste des travaux que j’ai publiés. Je fais observer que l’ouvrage intitulé « Extrait du Fakri » a été imprimé à l’Imprimerie impériale  aux frais du gouvernement français, et que le mémoire intitulé « Essai d’une restitution de travaux perdus d’Appolonius » a été inséré dans le Recueil des savants étrangers de l’Académie des sciences de Paris. En 1856 je fus appelé à Berlin comme premier professeur de mathématiques au Collège français de Berlin. J’ai quitté cette place, d’ailleurs fort avantageuse, parce que je me trouvais à Berlin trop loin des secours littéraires que nécessitent mes travaux , et je revins, en 1858, à Paris pour y établir définitivement ma demeure. En ce moment, je suis chargé par la Société asiatique de Paris, conjointement avec Mr le Bon de Saxe, de publier, de traduire et de commenter l’ouvrage composé par Al-Biroûni, astronome arabe du XI ème siècle, sur les mœurs, les littératures et les sciences de l’Inde. Il m’est peut-être permis d’ajouter que le désir de me fixer en France est d’autant plus naturel chez moi que je descends, par ma mère, en ligne droite d’une famille française qui quitta la France lors de la révocation de l’édit de Nantes, mais qui a conservé un constant attachement pour son ancienne patrie. Je sais qu’un long espace de temps doit s’écouler encore avant que je puisse obtenir la faveur de la naturalisation ; mais j’ose espérer que Votre Excellence daignera m’accorder préalablement l’autorisation d’établir mon domicile en France, et la jouissance complète des droits civils. Ce serait un premier bienfait dont je serai reconnaissant. »

Wöpcke, F. Lettre Au Ministre de La Justice, Bibliothèque de l’Institut de France, MS 22 34. 1862.

Wöpcke, parcours d'un mathématicien

Wöpcke est mathématicien, dans le sens où il a produit plusieurs notes de mathématiques dans les deux grands journaux de son époque : le Journal für die reine und angewandte Mathematik – dit « de Crelle » car fondé par August Leopold Crelle (1780-1855) – à Berlin et le Journal de mathématiques pures et appliquées, – dit « de Liouville »  car fondé par Joseph Liouville (1809-1882) - à Paris (ces deux journaux sont encore publiés aujourd'hui). Franz Wöpcke a joué un rôle important dans le Journal de Liouville en tant qu’auteur d’articles de géométrie essentiellement mais aussi en tant que traducteur d’auteurs comme Jakob Steiner (1796-1863) et Karl Theodor Wilhelm Weierstrass (1815-1897) mais ce sont sans doute ses contributions relatives aux mathématiques arabes qu’il faut retenir. Sa production en matière historique est  importante. Ses travaux inaugurent une nouvelle façon d’appréhender les mathématiques arabes en les étudiant dans le texte. Ainsi, il est le premier traducteur en français de L’Algèbre d’Omar Al Khayyam (Vers 1048-1131), en 1851. Sa traduction inspirera toutes les traductions postérieures comme la deuxième traduction française publiée à Damas, en 1981.  L’étude des lettres de Wöpcke montre qu’à la fin des années cinquante, il est devenu un intime du milieu mathématique parisien. Il est invité très régulièrement chez les Liouville pour venir « prendre un thé », pour « passer la soirée », pour venir retirer un article allemand que « Madame Liouville tiendra à disposition de Woepcke », etc (Lettres avec Liouville, Fonds Wöpcke, Bibliothèque de l’Institut de France, MS 2236, N°122131).

Il fréquente aussi le domicile du savant Michel Chasles (1793-1880) – titulaire de la si prestigieuse chaire de géométrie à la Sorbonne – qui lui écrit en 1860 : « Veuillez me faire le plaisir de venir dîner. Vous trouverez m. Bienaymé avec qui vous parlerez grec, arabe, etc. ». La proximité entre Wöpcke et Irénée-Jules Bienaymé (1796-1878) est confirmée par les correspondances de Bienaymé. Dans une lettre à Adolphe Quetelet (1796-1874) – datée du 25 juin 1861 et reproduite dans une étude de François Jongmans & Eugène Seneta 10 – Bienaymé explique qu’il comptait lui faire passer une lettre par l’intermédiaire de M. Wöpcke « un Allemand fort savant en Arabe comme en mathématiques » que Quetelet « a eu l’honneur de voir l’année dernière. » (Lettres Avec Chasles, Fonds Wöpcke, Bibliothèque de l’Institut de France, MS 2236, N°15-18).  Les articles de Wöpcke publiés dans le Journal de Liouville sont d’ailleurs marqués par cette sociabilité scientifique dans laquelle il évolue. Wöpcke appuie, par exemple, certains de ses articles sur certains cours de Chasles auxquels il assiste en Sorbonne. Chasles ne publie presque plus pour le Journal de Liouville mais, par Wöpcke, certaines de ses remarques géométriques sont publiées. En 1860, Charles Dollfus (1827-1913) – le rédacteur de la Revue germanique française et étrangère – le contacte pour lui proposer une collaboration :


« Je dois votre nom et votre adresse à l’obligeance de M. Taine qui m’a informé en même temps de vos études spéciales concernant les sciences mathématiques et de votre compétence en cette matière. Veuillez me dire, monsieur, s’il vous plairait de nous donner de temps à autre quelques notes sur le mouvement de ces sciences en Allemagne pour le bulletin bibliographique et critique de notre revue ? Le bulletin que nous cherchons à compléter, doit fournir aux personnes intéressées des renseignements exacts sur les plus importants travaux publiés en chaque genre de l’autre côté du Rhin et les notices sont payées à raison de f. 100 la feuille de 16 pages (petit texte). […]. Ch. Dollfus »

Lettre de Charles Dollfus à Franz Wöpcke, Bibliothèque de l’Institut de France, MS 22 34. Archives de la bibliothèque de l’Institut 4 décembre 1860.

Wöpcke accepte le cahier des charges fixés par Dollfus ; il publie plusieurs notes dans la Revue germanique dont ce compte rendu sur le livre de d’Abbadie (Radau, R.; Abbadie, A. d’. Géodésie d’une partie de la Haute Ethiopie; Benjamin Duprat: Paris, France, 1861) et, la même année, une analyse du cours de mathématiques de Joseph Liouville, au collège de France.

Wöpcke, F. Géodésie d’une Partie de La Haute Ethiopie, Par ANTOINE D’ABBADIE, Revue et Rédigée Par "Rodolphe Radau. — Paris, Benjamin Duprat, 1860 à 1861. Revue germanique française et étrangère. 1861, pp 138-141

Wöpcke, d'Abbadie et leurs correspondances

Le fonds de Bayonne contient de nombreux documents sur les travaux d'Antoine d’Abbadie en géodésie et sur ses notes de voyages en Éthiopie ; il renvoie également à d’autres fonds détenus dans d’autres services archivistiques. Il ne mentionne pas les procès-verbaux du Bureau des longitudes. Pourtant plusieurs procès y font aussi référence. Le procès-verbal du 13 mars 1861 indique : « on se rappelle que M. d'Abbadie à son retour d'Abyssinie n'a pu trouver personne qui voulut se charger de la réduction de ses nombreuses observations et qu'il a été obligé d'aller en Allemagne chercher deux personnes exercées pour pouvoir utiliser ses observations. Cet état de choses ne paraît pas rassurant pour l'avenir de l'astronomie en France. » [Procès-verbal de la séance du 13 mars 1861. Les procès-verbaux du Bureau des longitudes sont accessibles en ligne  (consulté le 21 mai 2024)]

Le fonds Wöpcke de la Bibliothèque de l’Institut de France est constitué d’environ cinq cents lettres. Ces lettres concernent essentiellement les mathématiques et leurs histoires Nous y trouvons d’ailleurs la réponse de d’Abbadie (Lettre de d’Abbadie à Wöpcke, Bibliothèque de l’Institut, MS 22 36. 1861). Beaucoup sont aussi d’ordre privé. Deux des lettres sont des lettres d’amour, non datées, d’une certaine Isabelle (Isabelle. Lettres d’Isabelle à Franz Wöpcke, Bibliothèque de l’Institut de France, MS 22 36, N°322-32). Elle lui écrit avec des mots à l’orthographe incertaine mais empreinte d’un amour absolu. Leur histoire est difficile ; elle a un fils et lui a ses livres et ses voyages à Oxford, Berlin, etc. De santé fragile, Franz Wöpcke – cet « Allemand fort savant en Arabe comme en mathématiques » ainsi que le présentait Bienaymé – décède à 38 ans, en 1864. Plusieurs nécrologies lui rendent hommage.

Bibliographie

Verdier, N. « Qui Est Le Mathématicien et Historien Des Mathématiques Franz Wöpcke (1826-1864) ? Qu’écrit-Il ? Et Où ? »; Berlin, 2008; pp 257–269.
Eccarius, Wolfgang. 1976. «August Leopold Crelle Als Herausgeber Des Crelleschen Journals ». Journal für die reine und angewandte Mathematik,  à l’occasion du 150ème anniversaire de la création du Journal de Crelle. 1976, pp 5–25.
Verdier, N.; Gispert, H.; Université de Paris-Sud. Faculté des sciences d’Orsay. Le journal de Liouville et la presse de son temps: une entreprise d’édition et de circulation des mathématiques au XIXe siècle (1824-1885), 2009.
H̱ayyām, ʿUmar; Wöpcke, F. L’algèbre d’Omar Alkhayyami; B. Duprat: Paris, France, 1851.
L’oeuvre algébrique d’al-Khayyām; Rāšid, R. Ḥafnī, Djebbar, A., Eds.; University of Aleppo,: Aleppo, République arabe syrienne, 1981.
Wöpcke, F. Géodésie d’une Partie de La Haute Ethiopie, Par ANTOINE D’ABBADIE, Revue et Rédigée Par Rodolphe Radau. — Paris, Benjamin Duprat, 1860 à 1861. Revue germanique française et étrangère. 1861, pp 138-141.
Wöpcke, F. Analyse Des Travaux d’Euler et de Dirichlet-Cours de M.Liouville. Revue germanique. tome 18. 1861, pp 298–300
Taine, H. Nécrologie. Journal des débats politiques et littéraires.
Janin, J. Franz Wöpcke. In Nouvelle biographie générale; Paris, 1866; Vol. XLVI, pp 800–803.
Mohl, J. Franz Wöpcke. Journal asiatique. 1864, pp 17–22.





Archives privées et correspondance

La correspondance constitue une part importante des fonds d’archives privées. Elle est une source historique indéniable. Il ne faut cependant pas oublier que si l’administration peut garder trace des courriers qu’elle envoie, il en va rarement de même des individus. La correspondance dans un fonds d’archives privées est donc constituée des lettres reçues par une personne et non des lettres qu’il a écrites, qui sont par définition envoyées (et présentes dans les archives de tous ses interlocuteurs). Elles comprennent certes des informations sur l’individu dont on consulte le fonds (par la nature même de ses interlocuteurs, la fréquence de leurs échanges ou encore les évocations d’événements vécus ensemble ou mentionnés dans une lettre précédemment envoyée). Mais elles sont aussi une source d’informations essentielle sur ses correspondants. Ceci complique la tâche du chercheur ; on peut trouver le fonds d’archives d’un individu, plus difficilement la liste des personnes à qui il a écrit et qui ont pu confier leurs documents à un service d’archives… Ces informations sont cependant présentes dans les instruments de recherche confectionnés par les services d’archives : la correspondance d’une personne est classée par noms d’expéditeurs et par ordre chronologique. L’informatisation des instruments de recherche et leur publication sur internet constituent des aides précieuses dans cette quête.
La possibilité de croiser les correspondances comme l’a ici fait Norbert Verdier reste malheureusement assez exceptionnelle.

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